Un accident, c'est toujours con (finement), 2020

Mercredi 18.03.2020


Comment est-ce possible que je sois encore en vie, que je parvienne à ramper sur les quelques mètres qui me séparent de mon vélo, que je réussisse à monter dessus et que je rentre à la maison par mes propres moyens ? Pourquoi me suis-je bêtement crashé dans ce coin si glauque, au pied de cette raide paroi de 20m ? Celle m’a vu naître en tant que grimpeur aurait aussi pu faire office de pierre tombale. Que veut m’apprendre la vie en m’épargnant une fois de plus ?


Je voulais simplement m’aérer l’esprit, faire ce que j’aime le plus pour oublier les chamboulements que nous impose, avec raison, le conseil fédéral en raison du Covid-19, résultat : je passe à deux doigts de la mort ou éventuellement de la tétraplégie, mais je me comprends, cette option m’aurait nettement moins arrangé. Afin d’éviter les rassemblements et les risques de contamination, les jobs prévus ces prochains temps tombent à l’eau les uns après les autres. Tout ce que j’ai plus ou moins planifié, mûri dans ma tête pendant des mois, ne se passera vraisemblablement pas ce printemps. Depuis lundi, je suis « interdit » de travail, reste à prendre les choses par le bon côté. Conscient que je ne suis de loin pas le plus à plaindre avec ma situation familiale, ça me perturbe d’être privé de la période de l’année, celle du ski de rando, où je gagne le mieux ma vie. Ne reste qu’à être solidaire avec ceux que cela va vraiment mettre au tapis et souhaiter que le monde ouvre les yeux sur certaines valeurs oubliées, surtout sur celles qui ne consistent pas à remplir des coffres forts avec des lingots d’or. Une petite sortie dans la nature ne peut être que bénéfique pour revenir content à la maison, siroter ma bière sereinement au coucher du soleil, puis mettre des bûches dans le fourneau et passer du temps avec ma petite famille, vivre sur terre quoi. Peut-être que les temps difficiles qui nous attendent en raison de la pandémie vont resserrer certains liens, en particulier avec mon adolescente de fille qui se positionne souvent dans la contestation, c’est de son âge.


Au lieu de cela, je me retrouve immobilisé de toutes parts, le crâne scotché sur une civière, dans une ambulance roulant jusqu’aux urgences d’un hôpital, un lieu qu’il n’est de loin pas recommandé de fréquenter par les temps qui courent. Je m’en donnerais des baffes, mais je ne peux pas, je suis ligoté comme un saucisson. Pourquoi faut-il que cela arrive maintenant ? Sortir prendre l’air en faisant un peu de sport est vraiment une excellente idée. J’avais au moins mille options différentes, j’ai choisi celle-là. Il ne faut jamais regretter, quand les choses doivent se passer, elles se passent.


Même si j’ai effectué une douzaine de journées de job, cet hiver a été particulier, il me semble avoir fait plus de grimpe que de ski, de plus j’ai pris énormément de plaisir à faire de la cascade de glace, si peu hélas. J’ai renoué avec certains feelings que j’avais un peu perdu de vue au cours de ces dernières années chargées en émotions.


2020 a débuté en T-shirt dans les falaises encombrées de Finale avec mon cousin Yann et mon copain Arnaud, puis j’ai grimpé régulièrement dans le Jura, même à bloc up (détail qu’il faut relever) avec Stéph, mon pote d’enfance. Il me semble même que mes doigts serrent mieux les prises et ma motivation d’antan pour gratter des degrés en plus remonte en flèche. C’est peut-être le dernier moment, a 46 ans, pour élever un peu mon niveau, sans trop se prendre la tête avec des milliers d’essais et les désillusions qui s’en suivent. Ce serait cool de se surpasser en prenant du plaisir et surtout en riant.


Si pendant quelques temps nous sommes forcés de rester confinés à la maison à cause du virus, c’est peut-être l’occasion de s’entrainer un peu en attendant des jours meilleurs. Et bien non, pas moyen de spéculer et tirer profit de la situation. Les choses se passent rarement comme on le voudrait, c’est un fait sur lequel j’étais déjà bien au courant, en particulier au cours de ces 12 dernières années. J’en reçois une fois de plus la confirmation, notre vie est entre nos mains, nous possédons même le luxe de suivre le chemin que nous voulons, mais certaines choses nous échappent quand même.


Quand je prends mon vélo ce jour-là, avec toutes ces belles idées en tête, j’ai encore mal au cul suite à la première sortie sur 2 roues de l’année, celle de la veille qui m’a offert un magnifique instant : alors que je descendais à une vitesse disons… plutôt respectable, sport soi-dit en passant tout aussi dangereux que l’escalade, j’ai dû planter sur les freins devant un lynx qui a déboulé devant moi. Pas effarouché pour 4 sous, le splendide félin m’est passé à côté en m’ignorant royalement, à peine un petit crochet furtif quand sa distance de tolérance avec l’intrus que j’étais est devenue trop ténue. Considérant ce genre de rencontre comme un cadeau de la vie, j’étais à des lustres de me douter de ce que cette dernière allait me réserver le lendemain, une sorte d’envers du décor me signifiant que je dois passer à la caisse.


C’est le milieu de l’après-midi lorsque je pose mon vélo contre un arbuste à quelques mètres du mur du 50e, au col du Pierre-Pertuis. Son grand avantage vient de sa proximité avec ma maison puisqu’il suffit de pédaler 10 petites minutes pour l’atteindre. Faire cela ou autre chose, nevermind, de toutes façons, on a du temps devant nous. Cela fait pas mal d’années que je n’ai plus visité ces lieux, il faut dire que le coin n’est pas très idyllique, de plus deux voies ont disparu à cause d’un éboulement tout récent, probablement en décembre 2019, c’est un peu pour cela que ma curiosité me fait revenir en cet endroit. Je voudrais voir si c’est encore sensé de grimper dans ces voies qui nous ont, mon frère et moi au début des années 90, permis de progresser et d’atteindre les niveaux qui nous ont fait devenir ce que nous sommes.


Les gros blocs qui jonchent le sol sont impressionnants, sur l’un d’eux, je peux même toucher des prises et récupérer des plaquettes encore intactes que nous utilisions dans des positions plus que verticales à l’époque. Quel fracas cela a dû faire ? Est-ce que la suite du mur va suivre le même chemin ? Songeant que cet événement ne se passera vraisemblablement pas dans les deux prochaines heures, je monte, insouciant, pour installer ma corde fixe au haut de la falaise en passant à pied par le côté, de la même manière que je l’ai toujours fait quand je suis seul ou comme lors du rééquipement des voies en scellement, il y a 20 ans déjà ; tout ce qu’il y a de plus banal. La corde attachée, j’installe mon rappel et me dirige près de la zone éboulée. Brrr, c’est glauque, je constate que le mur est devenu très poussiéreux et qu’il y a pas mal de cailloux en suspend dans la partie gauche. Plus trop envie d’aller là-dessous, de plus, ça fait quelques années que ces remontées de cordes fixes et ces poignées autobloquantes me gavent. J’en ai marre et me dis encore, en ricanant, qu’il y aura un jour un accident. Il serait temps de passer à des choses plus simples que ces chantiers d’ouverture de voies. Il y a un temps pour tout, une belle partie de la vie reste encore à vivre en dehors de ça.


Pendu sur ma corde fixe, en rappel, je me décale sur la droite, là où la montagne ne risque pas de me tomber dessus, histoire de grimper un peu et rentrer content. Mon esprit vagabonde. Aurons-nous droit au confinement général d’ici samedi ? Jusqu’à quand ? Combien de jobs vais-je devoir encore annuler ? D’ici trois jours, nous ne pourrons peut-être même plus sortir de chez nous, hormis dans le jardin. Heureusement que dans ce dernier, il y a la slack-line, le barbecue, une poutre à tractions et quelques rafraîchissements au frais pas loin, ça ne devrait pas être insurmontable. Le bon côté des choses est que cela fera moins de déplacements et de dépenses en général. Demain jeudi je fais de l’avance dans les devoirs avec ma fille qui, comme tous les enfants du pays ne va plus à l’école, vendredi je vais grimper dehors avec Stéph, pendant que c’est encore permis, avant d’écouter le discours du conseil fédéral, ouais je fais ça.


Je grimpe une première voie pour m’échauffer, mon système d’auto-assurage en place fonctionne, rien à signaler. Je remarque quand même que ces voies deviennent usées, il y a de la fréquentation. Il y a toujours un moment où il faut se pendre dans la corde, à moins que l’on puisse directement s’assurer dans le relais. Est-ce que j’ai bien installé mon unique moyen d’assurage, que se passerait t’il si ce n’était pas le cas ? Tant de questions à se poser, je vais tantôt avoir la réponse à cette dernière.


Bien que le coin ne me branche plus trop, j’aime grimper. Je vais faire encore les deux trois classiques connues par-cœur, pas trop besoin de chercher les prises, puis je rentrerai à la maison en passant par le haut, histoire de donner quelques coups de pédales en plus et mériter ma binche, ainsi la journée sera réussie. Et j’aurai vu de près cet éboulement.


Deuxième voie, je grimpe machinalement, sans chercher, sans me soucier une seconde de ce qui m’entoure, ni évidemment de mon auto-assurage. Ce dernier m’a accompagné à El Capitan, à la Tour de Trango, dans toutes les voies alpines que j’ai ouvertes, lui et moi, c’est une affaire qui roule. A la fin de la partie la plus dure, il s’agit de mettre le pied gauche à plat afin d’attraper une prise glissante main droite. Sans être trop concentré, insouciant, elle me file entre les doigts.


Un violent flash, une sensation d’impuissance et d’incompréhension sur ce qui m’arrive, mes mains qui serrent désespérément la corde et le choc tant redouté se fait sentir.


Il m’a fallu quelques heures, une nuit blanche dans une chambre d’hôpital, pour réaliser que tout cela n’est pas un mauvais rêve. Mon débriefing intérieur a été rude, il continue de l’être. Pour la petite histoire, alors qu’on dit les hôpitaux surchargés, ils voulaient me garder dans un service où ils n’avaient pas l’air stressés pour un sous, et où ils avaient probablement un lit à remplir. J’ai dû pousser un bon coup de gueule pour sortir, cherchez l’erreur !


Au moment d’écrire ces lignes, 2 vertèbres ébréchées, des contusions aux pieds, les mains et une jambe cramée, heureux d’être vivant, je n’ai pas encore compris pourquoi mon appareil ne m’a pas retenu ? L’avais-je au moins fermé ? Je ne m’en souviens plus. C’est le gros point d’interrogation de l’histoire. Je n’ai pas été assez attentif au moment de décoller du sol, je pensais à autre chose et n’avais pas toute ma tête ce jour-là. A mon sens, si j’ai oublié de fermer la came de mon appareil sur la corde, je ne devrais plus être de ce monde, de la même manière que si cet accident s’était passé sur une falaise plus élevée. Je vais encore creuser, mais ce qui est sûr, c’est que je ne l’utiliserai plus malgré 25 ans de fidélité, le divorce est consommé. De même que je n’ai plus envie d’aller grimper là, il faut tourner la page un jour. J’y allais un peu par dépit, comme remplissage, mal m’en a pris. On ne peut plus refaire ce qui est déjà fait, ce qui s’est passé, s’est passé, on ne peut pas presser sur la touche « undo », reste à ne pas répéter ses erreurs. Mais il faut toujours regarder son objectif doit dans les yeux.


Pour le reste, je croyais avoir grillé tous mes jokers, ben il faut croire qu’il m’en restait encore au moins un. Peut-être que jadis j’étais un chat, ou un lynx, qui n’a pas utilisé la totalité de ses 7 vies. Aucune idée. Mon affinité avec la mort continue, pourtant je ne la cherche pas. Mais nous nous côtoyons si souvent, nous nous aimons, comme lors d’une bonne relation sadomasochiste, pourtant je sais que c’est elle qui, un jour, gagnera. Je l’ai une fois de plus trompé, telle est ma destinée, pour être proches de celles que j’aime, là où est ma place. Pour faire ce que j’ai encore à faire sur terre, même si pour le moment, je dois m’occuper de moi-même. Il n’est pas encore venu le temps de rejoindre Arthur qui, je me permets d’y croire, continue à veiller sur moi.


Morale de l’histoire : « mieux vaut être confiné, qu’infiniment con ! »


Merci à Boris d’être allé récupérer ma corde, tant mieux pour ceux qui ont « déjà » récupéré mes deux dégaines, c’est de bonne guerre, d’habitude j’en pique assez. C’était d’ailleurs peut-être les vôtres…


Vive la vie, vive l’escalade !! Nico

Galerie photo

18.03.2020, l expression "être scotché". Je viens d apprendre que je m en tire plutôt bien, on va tantôt me libérer de là.
18.03.2020, l expression "être scotché". Je viens d apprendre que je m en tire plutôt bien, on va tantôt me libérer de là.